Décrocher un marché public, mais à quel prix !

Les règles relatives aux marchés publics se développent. Des organismes comme les écoles ou les hôpitaux y sont, en principe et désormais, tenus[1]. Tenter le coup ? Peut-être, mais à quel prix ?

  1. Rappels

 

La loi du 15 juin 2006 relative aux marchés publics distingue aux articles 23 à 25 d’une part le mode de marché, d’autre part la nature de la procédure.

L’adjudication voit le marché attribué au soumissionnaire qui a remis l’offre régulière la plus basse. Un seul critère est considéré : le prix.

L’appel d’offres voit le marché attribué à l’offre régulière économiquement plus avantageuse du point de vue du pouvoir adjudicateur. Pour la déterminer, des critères d’attribution sont repris dans l’avis de marché ou le cahier spécial des charges (le prix, l’assistance technique, la garantie après contrat,…).

Chacun de ces modes peut être ouvert (lorsque tout entrepreneur peut présenter une offre) ou restreint (après sélection préalable des candidats)[2].

A titre exceptionnel, il peut être recouru à la procédure négociée, avec ou sans publicité, qui trouve à s’appliquer pour les marchés limités à un certain montant (85.000 € pour les marchés sans publicité ; 600.000 € pour les marchés avec publicité). En ce qu’elle déroge aux deux modes généraux repris ci-dessus, on ne peut y recourir que moyennant motivation en fait et en droit[3].

 

Un délai minimum est prévu entre le moment où le marché est publié et le jour d’ouverture des offres. Ce délai varie en fonction du type de marché qui est choisi[4].

Chaque soumissionnaire ne peut remettre qu’une seule offre, laquelle doit parvenir en principe au président avant qu’il ne déclare ouverte la séance d’ouverture. La clôture de la période de dépôt et la séance d’ouverture des offres doivent se suivre dans le temps[5].

 

La régularité des offres doit être examinée tant sur le plan formel[6] que sur le plan matériel.

C’est de ce second point de vue qu’une attention particulière doit être portée sur le prix.

 

  1. La vérification des prix

 

La vérification du prix est une étape particulière de l’examen de l’offre. Elle est un préalable à l’attribution éventuelle. Son mécanisme est consigné à l’article 21 de l’Arrêté Royal du 15 juillet 2011[7]

Jadis limitée à la procédure négociée sans publicité, la vérification des prix a été généralisée à l’ensemble des modes de passation.

 

Elle a pour objet d’assurer au pouvoir adjudicateur que le prix remis autorise une exécution conforme du marché.

 

 

Elle impose au pouvoir adjudicateur une vérification.

 

Cette vérification peut être faite en externe par des personnes dûment mandatées mais sans autre forme à respecter (pas d’autorisation particulière à solliciter). La vérification porte sur les pièces comptables au sein de l’entreprise du soumissionnaire ainsi que sur les indications mentionnées dans la remise de prix.

 

Cette vérification peut être faite en interne, par le pouvoir adjudicateur.

 

En tout état de cause, cette vérification doit être complète et peut donc également porter sur le prix remis par les sous-traitants et/ou les fournisseurs.

 

En principe, le pouvoir adjudicateur doit exécuter son obligation de vérification de manière sérieuse selon son devoir de minutie et raisonnable sur la base des éléments en sa possession[8].

 

 

Mais est-ce toujours le cas ?

 

Le pouvoir adjudicateur procède à la vérification du prix et s’il décide que le prix du soumissionnaire ne doit pas être tenu pour anormalement bas, aucune demande de justification de ce prix n’a lieu.

 

Il peut donc suffire à un pouvoir adjudicateur de faire référence, formellement, à une vérification à laquelle il aurait procédé, vérification sommaire parce que ne reposant sur aucune investigation particulière, pour s’acquitter de son obligation.

 

Seule l’erreur manifeste d’appréciation pourrait lui être reprochée.

 

 

  1. Quand un prix est-il anormal ?

 

La question qui se pose est dès lors de savoir quand un prix est normal ou pas.

 

Il n’y a pas de définition d’un prix anormal dans la réglementation.

La doctrine s’est essayée à une définition : « Est anormalement basse l’offre dont la normalité est d’abord simplement suspectée et se trouve ensuite confirmée par l’incapacité de l’entreprise intéressée de justifier le ou les prix suspecté(s) soit par une originalité technique, soit par des conditions exceptionnellement favorables dont elle dispose pour exécuter le marché. »[9]

 

Une distinction doit être opérée entre les marchés de travaux et les marchés de services et de fournitures.

Dans le cadre d’un marché de travaux passé par adjudication, l’article 99 de l’Arrêté Royal permet de considérer qu’un prix est anormal (et justifie une vérification de la part du pouvoir adjudicateur) lorsqu’il s’écarte d’au moins 15% de la moyenne des autres offres, suivant la méthode de calcul décrite à cet article.

Attention : cette présomption d’anormalité du prix est réfragable. Cela ne signifie donc pas que cet écart est rédhibitoire pour le soumissionnaire. Il le contraint à subir cette vérification (suivant les modalités – externe ou interne – évoquées ci-dessus) du fait du pouvoir adjudicateur, lequel peut, moyennant décision motivée, conclure à la normalité du montant total de l’offre.

 

Dans le cadre d’un marché de services, cette présomption d’anormalité du prix n’existe pas.

La fixation d’un prix est fonction de la spécificité de chaque marché, des circonstances concrètes, du seuil à partir duquel un prix est réputé suspect et des multiples données que la mise en concurrence permet d’exploiter dans l’intérêt des pouvoirs adjudicateurs.

 

L’appréciation est délicate.

Ainsi, si un prix « 0 » n’est pas nécessairement anormal[10], il se peut  que, dans le cadre d’une adjudication publique, il soit jugé que constituait un acte de concurrence déloyale l’offre par un soumissionnaire d’accomplir gratuitement une partie des services, objet du marché[11].

D’autant que le rôle de contrôleur[12] est limité.

 

A titre d’exemples et concernant des marché de services,

–   le Conseil d’Etat, saisi d’un recours à l’encontre d’une décision d’attribution et avant que le marché contesté soit conclu, a considéré que :

« La requérante (ndlr : le soumissionnaire évincé qui exerce un recours) entend manifestement substituer son appréciation à celle du pouvoir adjudicateur sans toutefois démontrer une quelconque erreur manifeste d’appréciation dans son chef ; que, s’agissant d’un marché de services, la réglementation ne précise pas ce qu’il convient d’entendre par prix normal ou anormal ; qu’il n’appartient pas au Conseil d’Etat de substituer son appréciation à celle du pouvoir adjudicateur concernant ce qu’il convient de considérer comme normal ou anormal ; que l’appréciation du pouvoir adjudicateur a essentiellement pour objet de permettre de vérifier si le prix offert permet d’exécuter les obligations qui résultent du cahier spécial des charges et qu’en conséquence, aucune erreur manifeste d’appréciation n’a été commise. »

–   une centrale d’achat a lancé un appel d’offres pour des services de courtage au bénéfice de ses affiliés (institutions d’obédience chrétienne). Divisé en 4 phases, ce marché a justifié des offres de 4 soumissionnaires. Avec la particularité que deux d’entre eux ont remis un prix de 1 € pour 2 des 4 phases. Les prix remis par les deux autres soumissionnaires étaient (très) sensiblement plus élevé (soit 65.000 € pour l’un et 217.500 € pour l’autre). En fonction de la caractéristique du marché et des compétences reconnues des deux moins-disant, le magistrat saisi du recours n’a pas invalidé les offres.

Un prix n’est donc pas anormal pour le seul motif qu’il est bas, voire beaucoup plus bas que les prix des autres soumissionnaires. Il est admis qu’il peut y avoir de grandes différences de prix sans qu’il y ait forcément des prix anormaux[13].

 

 

  1. Conclusion

 

La réglementation des marchés publics est complexe. Cette complexité se trouve renforcée lorsque les textes légaux et réglementaires en la matière, véritable labyrinthe de règles, laissent subsister certaines marges d’appréciation qui ne peuvent être contrôlées que de façon marginale.

Tel est le cas de la procédure de vérification des prix.

Généralisée par souci de transparence, offre-t-elle vraiment cette garantie ?

Un prix nul (ou presque) peut être admis là où une prestation gratuite pourra justifier le rejet de l’offre… Le devoir de minutie qui pèse sur le pouvoir adjudicateur peut parfois être rencontré d’une simple phrase sans qu’il soit possible aux concurrents évincés d’aller outre… Et de reporter, le cas échéant, vers un contentieux technique, aléatoire et potentiellement coûteux.

On peut en outre imaginer qu’une entreprise peut, de manière légale et donc justifiée, remettre un prix extrêmement bas du fait du recours à une main d’œuvre allochtone et de ce fait trop bon marché aux yeux de concurrents nationaux.

Alors, la vérification de prix : outil de transparence et de saine concurrence ou formalité supplémentaire et contraignante ?

 

Paul SCHILLINGS

 

[1] Article 2.1°.d de la loi du 15 juin 2006 : « les personnes, quelles que soient leur forme et leur nature, qui à la date de la décision de lancer un marché :
– ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial, et
– sont dotées d’une personnalité juridique, et
dont
soit l’activité est financée majoritairement par les autorités ou organismes mentionnés au 1°, a, b ou c ;
soit la gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes;
soit plus de la moitié des membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance sont désignés par ces autorités ou organismes;

[2] Aide-mémoire pratique de la gestion des marchés publics, 4ième édition, Myriam DJELIL Ouvrage synthétique et précieux pour tout entrepreneur dans une matière complexe.

[3] Articles 3.7°, 3.8° et 26 de la Loi du 15 juin 2006 relative aux marchés publics

[4] Articles 48 et 49 de l’Arrêté-Royal du 15 juillet 2011 relatif aux marchés publics de travaux, de fournitures et services et aux concessions de travaux publics

[5] Si les documents de marché prévoient que les offres doivent être déposées pour 14h00 et que la séance d’ouverture est fixée à 16h00, le soumissionnaire pourra déposer son offre jusqu’à 16h00

[6] Dépôt d’un offre écrite, signature de l’offre, remise de l’offre par un candidat sélectionné à l’issue de la 1ère phase dans les procédures restreintes,…

[7] §1er. Le pouvoir adjudicateur procède à la vérification des prix des offres introduites. A sa demande, les soumissionnaires fournissent au cours de la procédure toutes indications permettant cette vérification.

 

  • 2. Si les documents du marché le prévoient, le pouvoir adjudicateur peut oit aux personnes qu’il désigne la mission d’effectuer toutes vérifications sur pièces comptables et tous contrôles sur place de l’exactitude des indications fournies dans le cadre de la vérification des prix.

Les indications fournies en application des dispositions qui précèdent ne peuvent être utilisées par le pouvoir adjudicateur à d’autres fins que celle de la vérification des prix.

  • 3. Sauf disposition contraire dans les documents du marché, ce paragraphe n’est pas applicable à la procédure négociée.

Lorsque le pouvoir adjudicateur constate, lors de la vérification des prix, qu’un prix paraissant anormalement bas ou élevé par rapport aux prestations à exécuter est remis, avant d’écarter pour cette raison l’offre en cause, il invite par lettre recommandée le soumissionnaire en cause à fournir par écrit les justifications nécessaires sur la composition du prix concerné dans un délai de douze jours de calendrier, à moins que l’invitation ne prévoie un délai plus long.

La charge de la preuve de l’envoi des justifications incombe au soumissionnaire.

Les justifications concernent notamment:

1° l’économie du procédé de construction, du procédé de fabrication des produits ou de la prestation des services;

2° les solutions techniques adoptées ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou les services;

3° l’originalité des travaux, des fournitures ou des services proposés par le soumissionnaire;

4° le respect des dispositions concernant la protection et les conditions de travail en vigueur au lieu où la prestation est à réaliser;

5° l’obtention éventuelle par le soumissionnaire d’une aide publique octroyée légalement.

Le pouvoir adjudicateur vérifie les justifications fournies et interroge à nouveau le soumissionnaire si nécessaire.

[8] Commentaire pratique de la réglementation des marchés publics, Tome 1B, commentaire n°5 de l’article 21 de l’Arrêté Royal du 15 juillet 2011, page 872

[9] Rapport présenté lors d’une conférence du 20 juin 1997 à Copenhague, cité par le Commentaire Pratique, op.cit, commentaire n°9 de l’article 21, p.874

[10] Conseil d’Etat, n°66.180, 5 avril 1997, cité par le Commentaire Pratique, op.cit., p.875

[11] Comm.Bruxelles, 04.12.08, JT 2009, p.109

[12] Sur la question de la juridiction compétente, voir les articles 14 et 15 de la loi du 17 juin 2013 (soit le Conseil d’Etat, soit le juge des référés)

[13] Conseil d’Etat, n°209.131 du 24.11.2010