L’entrepreneur et l’architecte : pour le meilleur et pour le pire ?

La Cour de Cassation, dans un arrêt de 2014, a posé un principe fort : la solidarité d’un sinistre sur chantier ne pouvait être exclue entre l’architecte et l’entrepreneur.

La présente contribution consiste en une mise à jour par Me Julien VERMEIREN d’une contribution de son associé, Me Paul SCHILLINGS.

 

CONSTRUIRE UN IMMEUBLE

Construire un immeuble était et demeure pour beaucoup un projet important.

Pour les personnes et principalement pour les particuliers  qui font construire leur maison et  répètent  rarement une telle opération.

Pour les édificateurs : la conception, l’exécution, le contrôle des travaux nécessitent des qualités et des compétences spécifiques, outre la confiance qui doit exister avec le maître d’oeuvre.

Pour l’immeuble lui-même, qui subsistera…

PROTECTION LEGALE ET ADMINISTRATIVE

La loi, soucieuse de protéger le profane qui investit des montants parfois importants pendant plusieurs années, a déterminé tout ou partie du cadre de ce contrat d’entreprise de construction. En déterminant le type de marché (forfait, régie, à bordereaux de prix,…), fixant les conditions d’exercice de la profession d’architecte (1) et en l’obligeant à s’assurer, en règlementant les contrats relatifs à certains biens immobiliers (2), en imposant des critères aux entreprises candidates à la réalisation des travaux (3), en soumettant la construction à différentes obligations …

Mais aussi en déterminant des règles spécifiques de responsabilité à l’encontre des édificateurs, contrepartie du paiement qu’ils obtiennent du fait de leur intervention.

Cette responsabilité est classiquement de deux ordres suivant le(s) problème(s) rencontré(s) :

  • La responsabilité pour vices cachés véniels, c-à-d pour les inachèvements ou manquements de moindre importance dont le maître d’ouvrage n’a pu se rendre compte à la réception de son bien (4).
  • La responsabilité pour les problèmes qui affectent ou peuvent affecter le bien ou sa stabilité.

Deux articles du Code civil sont relatifs à cette seconde responsabilité.

L’article 1792, dans le chapitre relatif au contrat d’entreprise :

« Si l’édifice construit à prix fait périt en tout ou en partie par le vice de la construction, même par le vice du sol, les architecte et entrepreneur en sont responsables pendant dix ans. »

L’article 2270, dans le chapitre relatif à la prescription :

« Après dix ans, l’architecte et les entrepreneurs sont déchargés de la garantie des gros ouvrages qu’ils ont faits ou dirigés. »

C’est le régime plus connu sous le nom de la responsabilité décennale des constructeurs (5).

Compte tenu de l’importance de cette responsabilité, il leur a été conféré un caractère d’ordre public (6). Pas question d’y déroger, par exemple en prévoyant dans le contrat d’entreprise qu’elle sera limitée à 8 ans ou encore que l’émission d’une note de crédit après qu’un problème constructif ait été rencontré vaudrait pour solde de tout compte et de toute garantie (7).

LA JURISPRUDENCE

Dans la même optique de protection du maître d’œuvre profane, la jurisprudence a admis, lorsque la responsabilité de chacun des édificateurs était engagée dans la survenance d’un même problème (par exemple pour un défaut d’exécution de l’entrepreneur combiné à un défaut de contrôle de l’architecte à propos de ce défaut), que le maître d’oeuvre  pouvait obtenir une condamnation in solidum : chaque constructeur fautif doit répondre dans un premier temps à l’égard du maître de l’ouvrage de l’ensemble du préjudice, puis peut se retourner dans un second temps contre l’autre constructeur pour que celui-ci contribue à concurrence de sa faute propre (8).

CONSEQUENCE PRATIQUE

L’obligation pour un architecte d’assurer sa responsabilité professionnelle a été consacrée déontologiquement (9) puis légalement (10).

Rien de tel n’a été constaté chez les entrepreneurs.

Avec pour conséquence, en cas de responsabilité conjointe de l’architecte et de l’entrepreneur, l’appel systématique par le maître d’ouvrage à l’assureur de cet architecte, tenu pour l’ensemble du préjudice et contraint de courir après la quote-part d’un entrepreneur potentiellement défaillant…

La réaction a consisté pour les architectes (ou plus exactement pour leurs assureurs) à imposer  l’insertion dans le contrat d’architecture d’une clause excluant les conséquences de la responsabilité in solidum : seules les conséquences de la faute propre de l’architecte pouvaient être indemnisées, à l’exclusion de toute prise en charge des conséquences de la faute de l’entrepreneur. A défaut pour les architectes d’y veiller, augmentation substantielle de la prime d’assurance, voire refus de couverture…

Et conséquence de cette conséquence : un maître d’œuvre gardant à sa charge l’indemnisation de son préjudice consécutif à la faute de l’entrepreneur si celui-ci s’avérait défaillant.

La justification de cette pratique tenait en ce que l’exclusion par une clause du contrat de la responsabilité in solidum allait certes à l’encontre de la théorie jurisprudentielle de l’équivalence des conditions mais n’enfreignait aucune loi (11).

Rien ne s’opposait à sa validité (12).

L’ARRET DE LA COUR DE CASSATION – COMMENTAIRES

Cette position a été adoptée par la plupart des Cours et Tribunaux jusqu’à un important arrêt du 4 septembre 2014 de la Cour de cassation.

Cet arrêt, succinct, rappelle que « La responsabilité décennale de l’architecte qui résulte de cette disposition (ndlr : l’article 1792 du Code civil) est d’ordre public et ne peut dès lors être exclue ou limitée contractuellement

Et la Cour de constater que, en cas de faute concurrente d’un architecte et d’un entrepreneur, la clause qui exclut la responsabilité in solidum au-delà de la faute propre, en ce qu’elle limite une responsabilité d’ordre public, est illégale.

Cet arrêt suscite différents commentaires

  • Il confirme le caractère intransigeant et non négociable d’une règle d’ordre public au regard de constructions jurisprudentielles sophistiquées et ayant prospéré pendant un temps.
  • Il ne vise que la responsabilité décennale et pas la responsabilité pour vices cachés véniels. Il est donc vraisemblable que ces clauses se maintiennent dans les contrats d’architecture même si leur étendue s’en trouve limitée.

S’agissant de responsabilité décennale, le débat sur la qualification de cette responsabilité demeurera une priorité (13).

  • Dans un autre registre, les assureurs des architectes, privés d’une porte de sortie dans des dossiers le plus souvent lourds financièrement (menace pour l’immeuble ou sa stabilité) risquent de répercuter cette charge via une augmentation des primes. C’est un écueil pour l’architecte, légalement tenu de s’assurer mais aussi probablement (et paradoxalement car l’arrêt augmente la protection dont il dispose) pour le client futur de cet architecte qui risque de devoir assumer dans les honoraires de son auteur de projet ce surcoût.
  • Enfin, toujours au regard de l’assurance, se pose la question d’une assurance obligatoire, par chantier, à laquelle souscriraient tant l’architecte que l’entrepreneur et dont le maître d’œuvre serait le bénéficiaire.

Certaines solutions existent telle l’assurance Tous Risques Chantier (T.R.C), qui peut être souscrite par l’entrepreneur (entrepreneur général s’il y a sous-traitance), le maître d’œuvre voire l’architecte. Son coût, important, la réserve la plupart du temps à des chantiers d’une certaine ampleur.

Mais n’augure-t-elle pas la voie à suivre si l’on se réfère à la tendance générale et protectrice des nouvelles législations ?

PAUL SCHILLINGS & JULIEN VERMEIREN

 

(1) Loi du 20 février 1939

(2) Loi du 9 juillet 1971, dite Loi Breyne, sur  la construction d’habitations et la vente d’habitations à construire ou en voie de construction 

(3) Législation en matière d’enregistrement, d’agréation, …

(4) Ont été considérés comme tels des défauts d’étanchéité d’une verrière ne causant aucune dégradation éprouvant la stabilité du bâtiment ; une déficience d’isolation phonique ; de l’humidité ascensionnelle n’affectant pas la stabilité du bâtiment,… – cfr. Le contrat d’entreprise, Chronique de jurisprudence 2001-2011, Les dossiers du JT n°89 pp.261 et 262.

(5) Ont été considérés comme tels des malfaçons affectant la stabilité des façades, des infiltrations d’eau au travers de la couverture en roofing ayant entraîné l’effondrement d’un plafond,… – cfr. Le contrat d’entreprise, Chronique de jurisprudence 2001-2011, Les dossiers du JT n°89 pp.259 et 260.

(6) On distingue classiquement les normes d’ordre public (interdiction absolue d’y déroger), les normes impératives (la personne expressément protégée par cette norme peut renoncer à cette protection) et les normes supplétives qui s’appliquent lorsque les parties au contrat n’ ont rien décidé d’autre

(7) Le contrat d’entreprise, Chronique de jurisprudence 2001-2011, Les dossiers du JT n°89 pp.254 et ss.

(8) Théorie dite de l’équivalence des conditions appliquée au contrat d’entreprise lorsque des fautes concurrentes des intervenants ont contribué à provoquer un même dommage

(9) Règlement de déontologie: le Règlement de déontologie approuvé par arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres du 18 avril 1985

(10) Loi du 20 février 1939 :loi du 20 février 1939 sur la protection du titre et de la profession d’architecte, telle que modifiée par la loi du 15 février 2006 concernant l’exercice de la profession d’architecte dans le cadre d’une personne morale et les articles 169 et 170 de la loi-programme du 20 juillet 20

(11) Et notamment l’article 6 du Code civil stipulant que « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes moeurs. »

(12) Liège, 20ième ch., 20 octobre 2011, JLMB 2013/15, pp.847-852

(13) A titre d’exemple, l’apparition d’humidité en cave(s) peut être admise comme un vice véniel ; qu’en est-il de son apparition dans une pièce de vie ?